02.12.2024
N°2 2024

La durabilité, une responsabilité de la formation continue? Classification parmi les tensions entre mission d’éducation transformative et demande de formation continue

Une éducation de qualité constitue l’un des objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations Unies. En outre, l’existence de partenariats et de collaborations entre institutions est considérée comme essentielle pour améliorer la durabilité environnementale, sociale et économique. De manière indirecte, ce sont aussi les institutions de formation continue qui sont ainsi encouragées à apporter leur contribution au développement durable. Mais de quelle manière cette nouvelle responsabilité influence-t-elle le rôle futur de la formation continue, ainsi que la planification et le développement des formations? À cet égard, diverses perspectives et revendications entrent en jeu à l’échelle de l’ensemble du système, de l’institution de formation continue et des personnes participantes.

1. Introduction

La thématique de la durabilité fait l’objet d’un débat omniprésent. Les objectifs de développement durable des Nations Unies (ODD, 2024) ont jeté les bases d’un cadre de référence qui permettent aux institutions d’orienter leurs actions vers davantage de durabilité dans les trois sphères environnementale, sociale et économique. Il est à noter que ces sphères ne représentent pas trois systèmes indépendants, qui correspondraient de manière plus ou moins disjointe les uns aux autres, et à l’intersection desquels on retrouverait le sujet de la durabilité comme une thématique négociable. Au contraire, selon un concept plus actuel, la sphère économique est soumise aux préoccupations et aux intérêts prioritaires de l’environnement et de la société, contribuant ainsi, dans l’idéal, à une durabilité plus forte (Jeronen, 2023). À partir de ce modèle dit «de la durabilité forte», surgissent de nouveaux sujets à débattre concernant les contributions nécessaires au développement durable, à l’échelle institutionnelle et organisationnelle. Les institutions de formation continue ne sont pas exclues de ce débat. Au contraire, elles jouent un rôle transversal majeur, comme un pilier du système, car non seulement elles sont un partenaire éducatif pour la société, l’économie et les entreprises, mais surtout leurs offres favorisent l’apprentissage tout au long de la vie (Boeren, 2016, 2019).

Si l’on suit le modèle CapSEM1 (Fet et al., 2023; Fet & Knudson, 2021), un partenariat entre institutions est indispensable sur l’ensemble du système pour atteindre les objectifs de durabilité. Il convient de prendre entièrement en compte les besoins des différentes parties prenantes, tout comme leur impact sur les processus, produits et services durables. Dans ce contexte, les institutions de formation continue ne sont pas qu’un élément comme un autre du système. D’une part, l’ODD 4 est clairement une exhortation à l’attention des institutions éducatives, dont la formation continue fait également partie. Cet objectif appelle en effet à la garantie d’un accès égal à une éducation inclusive, ainsi qu’à l’instauration d’opportunités d’apprentissage tout au long de la vie (ODD, 2024). D’autre part, la poursuite du développement durable génère un changement des attentes en matière de compétences chez les nombreux acteurs et les nombreuses actrices de la société et du monde économique. Dans ce contexte, les institutions de formation continue agissent comme un partenaire important, dont le rôle consiste à éduquer les individus à adopter un comportement plus durable, à l’échelle individuelle comme à l’échelle du système.

Il convient de définir plus précisément la responsabilité des institutions de formation continue en tant que «partenaire du système pour le développement durable», sachant que, dans une perspective d’ensemble, cette attribution fait face à des défis de taille. C’est d’autant plus le cas pour les institutions suisses, car les logiques d’action d’ordre économique y pèsent un poids particulièrement important lors de la planification et du développement des formations (Tokarski, 2023). L’amélioration des offres de formation pour les rendre mieux adaptées aux besoins et, par la même occasion, plus économiques, est l’un des objectifs déclarés de la loi sur la formation continue (Conseil fédéral, 2013). Ainsi, les motivations pour planifier et développer les formations ne découlent pas uniquement de thématiques et de discours de société situés à une échelle plus englobante; elles sont aussi et surtout liées, du point de vue des institutions de formation continue, à l’atteinte d’objectifs économiques.

Les institutions tendent à s’ajuster de manière semblable à des critères de valeur externes, souvent pour cause de pression normative (DiMaggio & Powell, 2009). Toutefois, dans les sociétés modernes, le cadre de référence normatif est de plus en plus complexe, ambigu et incertain. Dans le contexte actuel où le flux d’informations est tel qu’il est presque impossible de séparer le bon grain de l’ivraie, les conséquences des décisions économiques et sociales ne sont pas entièrement discernables (Lucht, 2019). Finalement, dans les institutions de formation continue, c’est souvent aux acteurs et actrices responsables du programme qu’il revient de mettre au point un positionnement qui puisse satisfaire, d’une part, les exigences de base en matière de durabilité dans la formation continue et, d’autre part, la planification et le développement des formations selon des critères internes d’ordre économique et orientés vers la demande.

2. La durabilité comme responsabilité de la formation continue

Il ne faut pas oublier que les institutions de formation continue sont aussi un prestataire qui est proche de sa clientèle. Leur prestation débouche, dans le cas idéal, sur une réussite commerciale ou, tout au moins, permet de couvrir les coûts engendrés. C’est pourquoi les personnes qui participent à des formations continues doivent s’acquitter d’une contribution financière. De la part de la clientèle, la demande en formations s’oriente en premier lieu vers des contenus liés à sa propre profession et vers l’aspect utilitaire dans la pratique professionnelle ou sur le marché du travail, dans le but d’atteindre ses propres objectifs de carrière. Dans ce sens, la formation continue représente donc une nécessité individuelle et économique d’un apprentissage tout au long de la vie; elle dépend, par ailleurs, des croyances et prévisions des personnes participantes quant à l’évolution future du travail (Schultheiss & Backes‐Gellner, 2023). Face à cela se situe la mission sociale de la formation continue, en tant que partenaire du système pour une transformation réussie dans les domaines de la durabilité environnementale, sociale et économique. Les formations dans les secteurs de l’économie et de la gestion, en particulier, ont la mission d’aborder des sujets délicats dans les organisations et dans le contexte professionnel, tels que la diversité, l’égalité des chances et l’inclusion, le changement climatique, l’ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) ou les pratiques éthiques (ou contraires à l’éthique) sur le lieu de travail. Les institutions éducatives, y compris celles de formation continue, peuvent proposer un «safe space» à cet effet, soit un espace sûr dédié à une réflexion critique et orientée vers le futur (Martineau & Cyr, 2024). Dans ce contexte, la formation continue peut animer non seulement une réflexion conceptuelle sur le développement durable, mais aussi, par son résultat immédiat, compenser directement les inégalités sociales chez les personnes participantes (dans le domaine des compétences de base par exemple) et soutenir ainsi l’objectif d’un accès équitable à une éducation de qualité, au sens des ODD. L’inégalité sociale est une relation créée par l’être humain, mais qui peut aussi être modifiée par ce dernier. L’éducation et la durabilité sociale sont déjà, en tant que telles, des thématiques très complexes et qui sont, de plus, soumises à des influences mutuelles (Kupfer, 2011). Selon les arguments présentés très tôt par Collins (1979), les inégalités sociales apparaissent souvent aussi dans le domaine éducatif: l’éducation comme barrière d’entrée crée des restrictions d’accès pour des groupes de personnes appartenant à une même catégorie socioculturelle. La formation continue offre alors une opportunité pour davantage d’inclusion et de durabilité sociale, en proposant des solutions ultérieures d’acquisition de qualifications à l’attention des personnes peu qualifiées.

Un autre aspect du rôle de la formation continue en tant que partenaire du système pour le développement durable réside dans le décalage des frontières entre le système scientifique et d’autres sphères importantes de la société, telles que l’économie, la politique et la culture (Kupfer, 2011). À une époque où l’accès aux connaissances est plus facile que jamais, il devient essentiel, pour un avantage concurrentiel, de savoir canaliser les connaissances en vue d’atteindre des objectifs. En outre, les connaissances scientifiques entrent toujours plus souvent dans les débats politiques et sociaux (Stehr, 2001; Kupfer, 2011), comme l’a clairement montré la crise du coronavirus. On observe un effet semblable en lien avec le changement climatique ou encore les débats sur la durabilité sociale (Stehr, 2023). Pour les institutions de formation continue, la question se pose alors de leur rôle futur dans ces débats. Le besoin de médiation entre les sciences et la société ne cesse de croître, et ce dernier peut être soutenu par la mise en place d’offres de formation continue adaptées.

Si l’on considère la formation continue comme un partenaire du système pour le développement durable, alors son futur rôle pourrait être résumé comme suit: d’une part, un rôle de modératrice dans une société de la connaissance, proposant un espace sûr pour des débats orientés vers l’avenir et des idées de solutions pour le développement durable; d’autre part, un rôle de garante d’accès à des processus d’apprentissage inclusifs tout au long de la vie, encourageant ainsi activement la durabilité sociale.

3. La durabilité comme thématique dans la planification et le développement de formations continues

Comment les institutions se comportent-elles dans un contexte de transformation, et sur quoi s’appuient-elles pour construire la base de leurs valeurs en vue de cette transformation? Ces questions sont l’objet de diverses disciplines scientifiques. Selon l’approche sociologique de la théorie néoinstitutionnelle, la transformation d’organisations s’opère dans une relation d’échange constant avec l’environnement (DiMaggio et Powell, 2009). Dans ce cadre, les contraintes de la concurrence ou la pression normative sont, entre autres, déterminantes. Ces deux éléments agissent de l’extérieur sur l’institution. Cela signifie que les institutions suivent, parmi les influences de leur environnement, celles qui exercent la plus grande pression. Mais en même temps, il existe aussi une certaine imitation de la concurrence: suivre le modèle des autres permet de réduire les incertitudes et supposément, par la suite, de garantir au mieux une réussite économique (ibid.). Mais où placer à présent, dans ce concept, la responsabilité en matière de développement durable du point de vue des institutions de formation continue? Selon la théorie néoinstitutionnelle décrite ci-dessus, les institutions de formation continue ont besoin de motivations externes pour ancrer la durabilité dans la planification et le développement de leurs formations. Si de plus en plus d’offres de formation abordant des thématiques de la durabilité sont visibles, alors de plus en plus d’imitateurs apparaîtront au sein de la concurrence, grâce justement à cette plus forte visibilité (isomorphisme mimétique; DiMaggio et Powell, 2009). Une autre possibilité serait qu’une augmentation de la prise de conscience dans la société, en matière de durabilité, mène à ce que cette dernière soit aussi de plus en plus perçue comme un standard professionnel incontournable pour l’orientation thématique des formations continues (isomorphisme normatif, ibid.). Toutefois, comme mentionné précédemment, la planification et le développement des formations continues suivent aussi des facteurs de détermination supplémentaires qui lui sont propres: il s’agit, d’une part, du primat de leur propre rentabilité, dont la meilleure garantie consiste à s’orienter sur la demande concrète de leur clientèle cible en matière de contenus spécifiques; d’autre part, l’orientation sur le secteur professionnel entre en jeu, cette dernière étant également visible de l’extérieur à travers les programmes de formations. Ce deuxième aspect est surtout dû au fait que le choix de formation continue, du point de vue des personnes participantes, est fortement influencé par le critère utilitaire direct de ses contenus dans le secteur professionnel (White-Hancock, 2023; López, 2020). Par conséquent, plus les thématiques de la durabilité sont fortement ancrées dans la pratique professionnelle, plus grande sera la demande potentielle en formations continues correspondantes. Cependant, si l’on suit le concept de la formation continue comme partenaire du système pour le développement durable, alors les personnes responsables de la planification et du développement des formations se trouvent face à un dilemme. À première vue, il semble peu attrayant de proposer des offres d’apprentissage invitant à se pencher sur la transformation durable dans les domaines de l’environnement, de l’économie et de la société, si la réussite économique de cette même formation dépend de la demande d’une clientèle pour qui, éventuellement, le sujet de la durabilité n’est pas encore vraiment une priorité. Il faut par ailleurs constater que dans le contexte des institutions suisses de formation continue, les données disponibles sont très rares en matière de recensement systématique des motivations de la clientèle lors du choix de la formation. C’est une situation dont les personnes responsables de la planification et du développement doivent également s’accommoder. S’il y a raison de croire à une demande peu certaine ou trop faible en matière de thématiques de durabilité dans la formation continue, alors les motivations à inclure des offres orientées sur ces thématiques seront éventuellement insuffisantes.

4.     Bilan

Sur un marché de la formation continue dynamique et fortement orienté sur la concurrence, comme c’est le cas en Suisse, la question se pose de savoir comment les thématiques de la durabilité peuvent être intégrées dans la planification et le développement des formations en dépit de la prédominance des logiques de concurrence. Selon le modèle dit «de la durabilité forte», la sphère économique dépend des sphères sociale et environnementale. Toutefois, en leur qualité de prestataires proches du client, les institutions de formation continue proposent surtout des offres pour lesquelles on peut s’attendre à une demande suffisante et ainsi à une rentabilité économique. Si le choix de la formation, de la part des personnes participantes, est surtout influencé par les rapports thématiques de ladite formation avec leur propre secteur professionnel, alors, par raisonnement a contrario, il devient nécessaire que le monde du travail se penche davantage sur les sujets de la durabilité. On recherche donc une relation d’échange bilatéral entre le monde du travail et la formation continue, qui se consacrerait activement aux thématiques de la durabilité et définirait une responsabilité commune en matière de durabilité. Du point de vue du système, la responsabilité de la formation continue dans le développement durable est une préoccupation sociale qui englobe les aspects d’un environnement viable autant que d’une économie durable. Mais du point de vue de l’institution de formation continue, ce sont d’abord la demande de la clientèle, la concurrence sur le marché de la formation continue, ainsi que les normes et les standards professionnels qui déterminent la planification et le développement des formations. Les personnes qui participent aux formations continues privilégient, quant à elles, l’utilité potentielle des thématiques de la formation dans leur pratique professionnelle et sur le marché du travail. C’est donc aux personnes responsables de la planification et du développement des formations qu’il revient de faire la part entre ces nombreuses perspectives et, en fin de compte, de décider de l’ampleur de la responsabilité réellement endossée en matière de durabilité dans la formation continue. Cette dernière joue donc un rôle de médiatrice, dont le poids n’est pas négligeable, entre les préoccupations générales de la société en matière de durabilité et les intérêts des personnes qui participent à la formation, lesquelles privilégient avant tout l’utilité professionnelle de leur formation continue. C’est ainsi que se crée une condition importante pour que la formation continue puisse satisfaire à son rôle de partenaire potentiel du système pour le développement durable, et ainsi contribuer à la transformation du système selon le modèle CapSEM.

  1. Renforcement des capacités en matière de durabilité et de gestion de l’environnement

Bibliographie

Boeren, E. (2016): Lifelong Learning Participation in a Changing Policy Context. Palgrave Macmillan UK. doi.org/10.1057/9781137441836

Boeren, E. (2019): Understanding Sustainable Development Goal (SDG) 4 on «quality education» from micro, meso and macro perspectives. International Review of Education, 65(2), 277-294. doi.org/10.1007/s11159-019-09772-7

Collins, R. (1979): The Credential Society: A Historical Sociology of Education and Stratification. New York: Academic Press.

Conseil fédéral (2013): Message relatif à la loi fédérale sur la formation continue; BBl 2013 3729 (admin.ch).

DiMaggio, P. J., & Powell, W. W. (2009): Das «stahlharte Gehäuse» neu betrachtet: Institutionelle Isomorphie und kollektive Rationalität in organisationalen Feldern. Dans S. Koch & M. Schemmann (Eds.), Neo-Institutionalismus in der Erziehungswissenschaft: Grundlegende Texte und empirische Studien (pp. 57-84). VS Verlag für Sozialwissenschaften. doi.org/10.1007/978-3-531-91496-1_4

Fet, A. M., & Knudson, H. (2021): An Approach to Sustainability Management across Systemic Levels: The Capacity-Building in Sustainability and Environmental Management Model (CapSEM-Model). Sustainability, 13(9), 4910. doi.org/10.3390/su13094910

Fet, A. M., Knudson, H., & Keitsch, M. (2023): Sustainable Development Goals and the CapSEM Model. Dans A. M. Fet (Ed.), Business Transitions: A Path to Sustainability (pp. 29-34). Springer International Publishing. doi.org/10.1007/978-3-031-22245-0_3

Jeronen, E. (2023): Strong Sustainability. Dans S. O. Idowu, R. Schmidpeter, N. Capaldi, L. Zu, M. Del Baldo, & R. Abreu (Eds.), Encyclopedia of Sustainable Management (pp. 3189-3196). Springer International Publishing. doi.org/10.1007/978-3-031-25984-5_195

Kupfer, A. (2011): Bildungssoziologie: Theorien - Institutionen - Debatten (1ère éd. ). VS, Verlag für Sozialwissenschaften.

López, O. S. (2020): Informal Workplace Learning. Dans W. Leal Filho, A. M. Azul, L. Brandli, P. G. Özuyar, & T. Wall (Eds.), Quality Education (pp. 1–11). Springer International Publishing. doi.org/10.1007/978-3-319-69902-8_108-1

Lucht, D. (2019): Theorie und Management komplexer Projekte. Springer Fachmedien Wiesbaden. doi.org/10.1007/978-3-658-14476-0

Martineau, J. T., & Cyr, A.-A. (2024): Redefining Academic Safe Space for Responsible Management Education. Journal of Business Ethics. doi.org/10.1007/s10551-024-05690-3

Schultheiss, T., & Backes‐Gellner, U. (2023): Different degrees of skill obsolescence across hard and soft skills and the role of lifelong learning for labor market outcomes. Industrial Relations: A Journal of Economy and Society, 62(3), 257-287. doi.org/10.1111/irel.12325

Stehr, N. (2001): Moderne Wissensgesellschaften. Aus Politik und Zeitgeschichte, B6/2001, 7-14.

Stehr, N. (2023): Moderne Wissensgesellschaften. Springer Fachmedien Wiesbaden. doi.org/10.1007/978-3-658-40381-2

Tokarski, B. M. (2023): Hochschulweiterbildung zwischen Wissenschaftsinstitution und Weiterbildungsmarkt: Konventionenökonomische Analyse an Schweizer Hochschulen. Springer Fachmedien Wiesbaden. doi.org/10.1007/978-3-658-43781-7

White-Hancock, L. (2023): Workplace Learning, the Human Dimension of Innovation and Transdisciplinary Work. Dans L. White-Hancock, The Art and Science of Innovation (Vol. 7, pp. 31–50). Springer International Publishing. doi.org/10.1007/978-3-031-33132-9_3