Il est temps de changer la culture d’apprentissage. Une perspective d’entreprise
Malgré des changements technologiques radicaux, l'apprentissage et l'enseignement sont restés dans des formes et des systèmes largement traditionnels jusqu'à récemment. Certes, dans les discours, une refonte des rôles et des responsabilités dans l'éducation des adultes s’était invitée, mais elle a réellement commencé avec la poussée radicale de la numérisation apparue avec le Covid. Ce processus est loin d'être achevé et a également un impact sur les exigences en matière de compétences des formateurs. L'auteur illustre son propos en s'appuyant sur son expérience dans le domaine de l'éducation des adultes ainsi que sur la formation en entreprise aux CFF.
La pandémie de Covid-19 aura marqué de manière indélébile tous les domaines de notre société. La formation de base et continue des adultes n’y a pas échappé.
Les mesures sanitaires imposées durant cette période nous ont obligés à passer «des paroles aux actes» en matière de digitalisation et d’hybridation de la formation. Des choses que l’on pensait ou disait impossibles il y a à peine deux ans ont été réalisées du jour au lendemain, sans préparation ni formation, que ce soit pour les formatrices et formateurs qui ont dû apprivoiser à vitesse grand V des outils tels que ZOOM, TEAMS, WEBEX ou autres, pour les personnes en formation ou encore les entreprises et centres de formation. Qu’est-ce que cela nous dit?
D’abord que la créativité et les changements d’habitudes surviennent lorsque des circonstances extérieures nous y obligent plus efficacement que lorsque l’on se trouve dans notre zone de confort. Ensuite, qu’il ne faut jamais sous-estimer les capacités d’adaptation de l’Humain. Mais alors, qu’y a-t-il de différent par rapport aux changements vécus jusqu’à aujourd’hui? La formation d’adultes n’a-t-elle pas toujours évolué et ne s’est-elle pas toujours adaptée aux (N)TICE1?
«Nouvelles technologies» et nouvelles pratiques:
Pour comprendre l'avenir, il faut parfois se souvenir du passé, comme disent les philosophes. Ce regard vers le passé nous révèle l'accélération croissante du développement des technologies (de communication), de l'écriture, vers 400 av. J.-C. au compagnon numérique d’aujourd’hui, toujours connecté.
En faisant cet exercice, on peut remarquer que si certaines théories «innovantes» en matière pédagogique et plus ou moins scientifiques se sont fait une place dans les discours, les pratiques réelles en matière de formation n’ont que peu évolué, depuis le milieu du XXe siècle. Si l’on se réfère au modèle SAMR (Substitution, Augmentation, Modification, Redéfinition) de Ruben Puentedura développé en 2010, on a, dans la majorité des cas, «substitué» quelques supports ou activités en utilisant des technologies digitales, mais on n’a pas vraiment «modifié» ni «redéfini» nos dispositifs.
Pourquoi changer aujourd’hui ?
L’acronyme VUCA est de plus en plus utilisé dans les théories managériales et économiques pour décrire l’évolution de notre environnement. Il signifie «Volatilité», « Incertitude », «Complexité» et «Ambiguïté». L’agilité, la vivacité d’esprit, le bon sens et l’adaptabilité sont cités comme clés de la réussite pour les organisations futures. Si, avec le digital, l’hyperconnectivité et les nouvelles formes de travail (Work Anywhere) les frontières entre le monde professionnel et la sphère privée deviennent de moins en moins visibles, il en est de même pour celles qui définissaient les rôles et responsabilités dans la formation. Les stéréotypes qui voulaient que les formatrices et formateurs «enseignent» et «déversent» leurs savoirs et que les participant.e.s «consomment» et la formation en «classes présentielles» volent en éclat.
La notion d’«apprentissage tout au long de la vie» qui partait d’une réflexion philosophique doit, tout comme cela a été le cas pour la digitalisation de la formation, passer d’un discours à une réalité pour faire face à l’accélération des nouvelles compétences à développer. Le SEFRI l’a d’ailleurs intégré concrètement dans sa stratégie «Formation professionnelle 2030» en encourageant les entreprises à mettre en place des formations sur les lieux de travail. Reste encore à définir la notion de «lieux de travail», notion qui n’est certainement déjà plus la même aujourd’hui que lorsque cette stratégie a été conçue…
Quelles compétences pour ces formatrices et formateurs du futur ?
En plus de leurs compétences spécifiques dans la matière enseignée et des compétences méthodologiques, il faudra être capable de concevoir la formation en tenant compte de différentes modalités (synchrones, asynchrones), différents lieux (maison, poste de travail, salle de classe, communautés de pratiques…) et d’adopter des postures différentes (concepteur, modérateur, expert, facilitateur…) selon les phases de la formation. Cela inclut naturellement des compétences digitales afin de pouvoir choisir et utiliser les outils adéquats ainsi que des compétences pour travailler dans des équipes interdisciplinaires afin de construire des scénarios pédagogiques pertinents.
Cependant, acquérir ces compétences ne suffit pas pour garantir une formation efficace. Une compréhension commune de l’apprentissage et d’une «approche compétences» doit servir de base à l’intégration des pratiques visant un apprentissage tout au long de la vie, indispensable dans le monde actuel.
Pour illustrer mes propos je vais présenter, dans les grandes lignes, la culture d’apprentissage que nous voulons mettre en place au sein des CFF ces prochaines années. Elle a été approuvée par notre CEO et son équipe de direction.
Ce qui me semble le plus prometteur et peut-être novateur dans cette dernière, c’est que nous passons «de la parole aux actes» en donnant les moyens à tous les acteurs de la vivre. Nous avons tout d’abord créé un référentiel commun (parole) et mis en place des mesures concrètes pour la mise en pratique (actes).
- Compréhension de l’apprentissage: la compétence d’auto-apprentissage des collaboratrices et collaborateurs est placée au centre du système et assimile l’apprentissage à un cycle qui se poursuit tout au long de la vie, dont la personne en formation est l’acteur principal, et elle associe le plus possible travail et apprentissage.
- Compréhension des compétences: la compétence opérationnelle des collaboratrices et collaborateurs est l’objectif prioritaire. Nous entendons par là leur disposition et leur capacité à adopter un comportement adéquat et à prendre leurs responsabilités individuelles et sociales dans leur contexte professionnel. L’acquisition de la compétence opérationnelle inclut le développement planifié et accompagné de cette compétence.
- Offres d’apprentissage: nous façonnons un environnement d’apprentissage dans lequel les connaissances, les ressources de formation, les technologies, les communautés et les collaboratrices et collaborateurs sont organisés en réseau. Nous encourageons ainsi l’émergence d’un écosystème d’apprentissage à l’intérieur et à l’extérieur des CFF, pour faire de notre entreprise une organisation agile et apprenante.
Concrètement: Tous les collaborateurs CFF disposent d’outils numériques et de licences permettant de travailler de manière collaborative à distance. À côté des formations «obligatoires» liées à des normes, ils ont la possibilité de se fixer eux-mêmes, en tout temps, des objectifs d’apprentissage personnels, en choisissant les moyens (tutoriels, échanges entre pairs, lectures, communauté d’échanges Yammer…), les modalités (seul, avec des pairs, avec une autre personne ressource…) et les lieux (à la maison, sur le lieu de travail, dans une salle de formation…). Une simple discussion avec leur supérieur hiérarchique suffit à valider ces modalités et surtout à les «formaliser» en les reconnaissant comme étant de la formation. La formation se trouve ainsi en grande partie individualisée et toujours en lien avec les compétences opérationnelles du moment ou à venir.
Nous avons créé des outils pour aider les collaborateurs et les supérieurs dans le processus consistant à se fixer des objectifs et les conditions cadres à respecter (temps, moyens, formes…). Des projets pilotes sont en cours et les premiers résultats sont très positifs.
Cette culture influence naturellement aussi le travail de nos formatrices et formateurs. D’une posture d’«expert.e.s» qui transmettent leurs savoirs à leurs collègues en assumant la responsabilité des contenus et des objectifs, avec des participant(e)s plutôt «consommateurs», attendant qu’on leur dise ce qu’il y a à faire et comment, on leur demande d’assumer d’autres rôles. Nous avons donc élaboré, en collaboration avec eux, une «vision 2020-2025» qui définit un peu plus précisément les différentes activités et postures attendues pour favoriser ce changement de culture. Nous voulons des personnes qui, suivant les contextes et moments, peuvent assumer les rôles de:
Concepteur / conceptrice méthodique – didactique qui…
- … conçoit ou développe des scénarios pédagogiques en intégrant les médias adéquats (analogique-numérique) pour l'enseignement ou le soutien à l'apprentissage, sur le lieu de travail.
- … intègre les théories de l'apprentissage ainsi que des outils adaptés pour la conception et le développement de dispositifs de formation centrés sur l'apprenant, axés sur les besoins, significatifs, efficaces et innovants.
Expert / experte qui…
- … partage son expérience pratique (ses compétences opérationnelles) et ses connaissances spécifiques.
- … intègre la terminologie, les méthodes de travail et outils spécifiques dans des exemples pratiques.
Modérateur / modératrice qui...
- … modère des dispositifs d'apprentissage en groupe, en présentiel ou dans un espace virtuel. Qui encourage la contribution de tous les participants, en tenant compte de leurs besoins individuels, et qui soutient le groupe dans le processus apprentissage.
- … utilise différents médias (analogique-numérique) et méthodes pour promouvoir un apprentissage varié et collaboratif.
Accompagnateur / accompagnatrice qui…
- … soutient les processus d'apprentissage individuels ou des équipes sur le lieu de travail par le biais de l'orientation et du conseil.
- … utilise des méthodes et des outils pour identifier les besoins d'apprentissage, pour en déduire les objectifs d'apprentissage, déterminer les ressources d'apprentissage, élaborer et mettre en œuvre des stratégies d'apprentissage et évaluer la réussite de l'apprentissage.
Promoteur / promotrice de la culture qui…
- … favorise le développement d'une culture commune d'apprentissage et de travail au sein des CFF.
- … transmet les valeurs des CFF ainsi que les attitudes et les comportements qui y sont associés. Et qui soutient les processus de transformation et de changement en transmettant le sens et l'objectif des innovations.
Médiateur / médiatrice du savoir qui...
- … favorise l'apprentissage auto-dirigé grâce à la mise en réseau et les conseils permettant de trouver les informations.
- … contribue à l'échange et au maintien des connaissances entre les différentes parties prenantes de l'organisation.
- … se sert de ses compétences sociales et des outils de communication pour: établir et entretenir des réseaux; soutenir les individus et les équipes dans l'élaboration et la diffusion de connaissances; orienter les apprenants vers des ressources pertinentes.
Des compétences opérationnelles ont été définies, en lien avec ces différents rôles, et nous devons naturellement former et accompagner nos formatrices et formateurs dans ce processus. Comme «Rome ne s’est pas faite en un jour», nous sommes conscients qu’il va falloir du temps pour mettre en place cette culture, mais nous sommes aussi persuadés que si les personnes réussissent à devenir plus autonomes et responsables dans leurs apprentissages, tout le monde sera gagnant.
Quelles conclusions en tirer ?
Si l’exemple des CFF ne peut être représentatif à l’identique pour l’ensemble des formatrices et formateurs d’adultes, mes observations «terrain» me laissent penser que certaines tendances se retrouvent partout. Cela concerne surtout les lieux de formations: après l’expérience vécue, il n’est pas certain que beaucoup de participants seront encore d’accord de faire des heures de déplacements pour assister à 3 heures de cours en soirée, majoritairement consacrés à de la théorie que l’on pourrait faire à distance… Le présentiel devra amener une plus-value réelle pour être accepté. Cela veut dire une scénarisation hybride «redéfinie» (selon modèle SAMR) et pensée avec un avant et un après les moments passés en classe. Les communautés de pratiques vont certainement gagner en importance, même si, au début, elles nécessiteront une modération pour accélérer l’accès aux nouveautés et à la résolution de problèmes. Enfin, la responsabilité individuelle va être de plus en plus considérée comme un « allant de soi » dans la formation professionnelle, comme cela est déjà le cas dans la vie privée. À l’achat d’un nouveau téléphone portable, personne ne donne plus de mode d’emploi et pourtant, après quelques jours, nous nous sommes débrouillées pour trouver comment utiliser les fonctions principales…
Si je trouve cette évolution plutôt positive, en tant qu’enfant de la terre, je me souviens que mon père disait qu’il fallait du temps et de la patience pour récolter le fruit du travail effectué et que, parfois, des graines plantées en automne ne sortaient de terre qu’au printemps et que la récolte se faisait en début d’été.
Il en va de même pour l’apprentissage: j’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui, à cause des informations de plus en plus nombreuses, rapides et accessibles, on pense que la formation peut aussi être quasi instantanée et sans effort. Or, si la technologie actuelle est 4.0, notre cerveau en est toujours à la version 1.0, et il a toujours, malgré ses immenses capacités, besoin de temps pour APPRENDRE.
- (N)TICE: utilisé longtemps pour Nouvelles Technologies d’Information et de Communication dans l’éducation. Le (N) n’a plus beaucoup de raison d’être et on parle le plus souvent simplement de TICE, voir de TIC.
Daniel Carron, master en Sciences de l’Éducation, est collaborateur spécialisé Formation CFF, formateur d’adultes brevet fédéral, expert aux examens du diplôme fédéral de responsable de formation. Contact: daniel.carron@sbb.ch
La formation CFF en quelques chiffres
La mission principale des CFF est de développer les compétences des collaboratrices et collaborateurs et de veiller à leurs qualifications, y compris pour la formation de base. Des centres répartis à Renens, Berne, Loewenberg, Olten, Zurich et Bellinzone permettent d’offrir, en plus de formations à distance, des lieux de formation couvrant l’ensemble du territoire. En 2020, malgré le Covid, il y a eu environ 47 000 participants, encadrés par un peu plus de 1000 formatrices et formateurs, pour les quelque 2600 produits différents proposés. De plus, quelque 148 000 connexions à des cours e-learning ont été enregistrées.